CHAPITRE VII
La petite planète souffrait. La petite planète avait mal.
Elle ne savait plus elle-même depuis combien de millénaires elle tournait dans l’espace, accompagnant sa voisine et aînée la Terre dans une ronde circumsolaire qu’elle avait été habituée à croire éternelle.
La petite planète avait été vierge et fière de sa Virginité. Sereine face à la grande loi cosmique, elle avait subi sans broncher les myriades d’impacts que les météorites de tout calibre lui faisaient subir, la criblant depuis des siècles et des siècles comme pour lui apporter le message incessant des mondes lointains et impensables d’où elles émanaient.
Et puis, un jour – mais peut-on parler de jour puisqu’il s’agit d’une mesure terrestre classique ? – un jour donc ou plutôt « à un certain moment » la petite planète avait constaté que, dans son ciel où irradiait l’astre de feu glacé, un objet minuscule avait glissé.
Un objet qui n’était pas un météore. Qui n’aurait sans doute pu se désintégrer aussi aisément que les pierres célestes en pénétrant dans une atmosphère.
Mais la petite planète ne possédait pas (pas encore) d’atmosphère, et elle croyait que l’objet allait piquer vers elle et s’y écraser. Comme les innombrables bolides qui lui rendaient cet hommage brutal au nom de toutes les constellations de l’univers.
Or cet objet, non seulement ne vint pas vers sa surface pour s’y briser, mais encore il parut tourner autour d’elle pour repartir aussi mystérieusement qu’il était venu.
Et pour la première fois la petite planète Lune se sentit inquiète, troublée dans sa sereine immuabilité de toujours.
Plus anxieuse encore lorsque, un peu plus tard, parut un autre objet à peu près semblable. Le même, peut-être.
Cette fois, il fut saisi dans l’attraction lunaire et tomba, fut broyé au sol. Mais il n’était pas absolument inerte et, pendant un bon moment, la Lune l’entendit. Il murmurait sur un mode absolument inconnu. Il diffusait des vibrations que la Lune percevait parfaitement mais sans en comprendre le code.
Nul doute que cet objet était un espion et qu’il adressait des messages, messages riches en renseignements, à de lointains et énigmatiques correspondants, de toute évidence ceux qui l’avaient envoyé là, quitte à le sacrifier.
Ce qui devait être le cas. Les vibrations cessèrent et il n’y eut plus, à la surface sélénite, qu’un fragment de métal parfaitement inerte. Qui ne se détériora pas, qui ne rouilla pas. Absurdité que d’évoquer de telles déprédations naturelles puisqu’il n’y a ni air, ni humidité.
Du moins en surface. Parce que la Lune recèle des richesses secrètes, qu’elle garde jalousement en son sein.
Cependant, la béatitude totale dont jouissait la petite planète n’était plus absolue. Elle craignait. Et ce qu’elle redoutait arriva.
D’autres objets, plus volumineux, plus puissants, affectant des formes bizarres et parfaitement inesthétiques pour la Lune qui prisait l’aimable rotondité des courbes célestes, firent leur apparition. Et se posèrent inconsidérément sur elle.
Ce qui n’était encore rien et devint dramatique lorsque des créatures animées, sortes de gros insectes chitineux, foulèrent sa surface.
Elle ne savait pas ce qu’étaient des insectes. Encore moins des hommes.
Or, c’étaient des hommes.
La Lune comprit que sa virginité était en péril. Mieux : qu’elle n’était déjà plus qu’un souvenir.
Parce qu’ils étaient là, qu’ils faisaient rouler sur elle de curieux véhicules pour s’y promener, pour examiner le paysage, pour sonder, explorer, chercher, analyser, étudier et, comble d’audace sacrilège, s’emparer de quelques-unes de ces pierres qui jonchaient son sol et qu’elle considérait jusque-là sans grand souci. Mais ce rapt lui démontra soudain à quel point elle tenait à son intégralité que des profanes venaient offenser.
Ceux-là repartirent mais plus tard d’autres revinrent. En nombre. En force.
Des véhicules volants furent installés en orbite autour de la Lune et de bizarres choses semi-sphériques naquirent des efforts des humains, ces humains que la Lune découvrait et qui semblaient bien avoir l’intention de la conquérir, d’en faire leur esclave.
Que pouvait faire la Lune contre ces parasites ? Rien jusque-là. Elle s’enferma donc dans le silence, affectant vis-à-vis d’eux une indifférence totale qu’ils prirent pour de l’apathie. Mais la Lune savait quelle attitude serait la sienne.
Car la Lune est vivante. Aussi vivante que sa compagne Terre. Seulement moins bouillonnante, moins exubérante, privée par une loi implacable du charnel oxygène, du vivifiant hydrogène et des éthers complexes qui entrent dans la composition d’une atmosphère, elle gardait intimement ses éléments vitaux.
Sans air, sans eau, les humains durent donc s’adapter à une vie spéciale, dans des maisons et des vêtements peu pratiques mais qui assuraient leur survie.
Ainsi, ils commencèrent leur travail : fouiller les entrailles de la petite planète.
Alors commença une lutte étrange. Au fur et à mesure qu’ils pénétraient en elle, elle leur dérobait tout ce qui pouvait être élément-eau, élément-feu, espérant sans doute les décourager, les dupant en permanence jusqu’à ce qu’ils puissent comprendre l’inanité de leurs desseins et s’en retournent vers la Terre, puisqu’il était avéré que c’était de là qu’ils venaient.
Mais les hommes n’abandonnaient pas. Sans air et sans eau, sans végétation, ils réussissaient tout de même à voler à la Lune de précieux minerais qu’ils emportaient à bord de leurs vaisseaux vers leur planète patrie.
Combien cela aurait-il duré ? Tout changea quand le cataclysme se produisit.
Le Soleil implosa. La nova avorta et modifia tout le système où vivaient les Solariens, où la petite planète Lune jouait sa partie depuis toujours dans le grand concert planétaire.
Tout fut bouleversé. Et une partie de l’atmosphère terrestre se trouva littéralement arrachée par la Lune qui s’en enveloppa comme une femme pudique s’enrobe pour échapper aux regards indiscrets.
La Lune connut un frisson nouveau. Après des éternités de virginité, il lui sembla qu’elle se sentait fécondée ou en passe de l’être.
Mais ses émotions ne devaient pas s’arrêter là. Elle avait été profondément choquée par la formidable collision. D’autre part elle voyait la Terre, maintenant toute proche, ravagée par un fléau sans précédent. Des vaisseaux tentèrent de la quitter pour venir vers son satellite mais la plupart sombrèrent dans la grande perturbation cosmique.
Alors la Lune laissa éclater sa colère.
De séisme en séisme, elle s’acharna sur les parasites humains. Elle en tua d’innombrables, engloutit leurs installations, détruisit leurs ouvrages, pulvérisa leurs travaux.
Un peu lasse après tant de violence, elle se calma. Il ne restait plus grand-chose de ce qui avait été la colonisation lunaire. Mais il y eut encore une arrivée. Un navire spatial venant cette fois non de la planète sœur mais de loin, très loin dans l’infini. Un navire en détresse. Une arrivée qui d’ailleurs ne se fit pas sans dégâts et sans morts.
La Lune, curieuse, observa les survivants. Leur vaisseau était encastré dans un de ses monts et la gênait. Elle tenta de s’en débarrasser par une nouvelle contraction. Elle entrouvrit ses flancs et engloutit ce corps étranger, et les derniers humains avec.
Elle pensait en avoir fini avec eux. Mais, un peu plus tard, elle sentit encore en son sein la masse du vaisseau, en triste état sans doute, mais tout de même présent. Il lui parut aussi que quelques-uns des parasites avaient réussi à subsister. Et tout ce qui se trouvait à bord de l’immense coque avait été dispersé dans les couches géologiques, au petit bonheur.
La Lune comprit. Elle avait voulu les détruire tous. Mais la vie ne se laisse pas annihiler ainsi. Encore et toujours un souffle reste, et tout recommence.
La petite planète estima qu’elle en avait assez fait contre eux. Et puis ils étaient si peu qu’ils ne la gêneraient guère.
La Lune avait beaucoup souffert. Elle avait besoin de repos, de sentir s’adoucir les douleurs de ses entrailles déchirées. Qu’importaient ces quelques myrmidons palpitant encore en elle ?
Ce fut l’apaisement.